
Greenberg disait que le tableau comme « fenêtre ouverte sur le monde », c’était terminé. Un tableau se devait de se définir pour ce qu’il est : « Flatness and délimitation of flatness". Je pourrais m’amuser en traduisant ainsi « Platitude et limites de la platitude ». Ce qui en québécois signifie le comble de l’ennui.
Oui je sais, « flatness" en anglais veut dire que c’est une surface plate. On voulait que le tableau, parce que c’est une surface plate, demeure plat en éliminant tout effet de perspective, de profondeur dans l’espace parce que c’est le propre de la peinture d’être à plat sur une surface et qu’il ne partage ces propriétés avec aucun autre art.
Alors pour réussir à ce que la surface demeure un « à-plat », on a usé de toutes sortes de stratégies : les quatre coins identiques, et même tout le contour de la toile de la même couleur pour essayer d’éliminer la sensation de poids et d’espace, avec des taches seulement au centre, pour finir avec toute la toile de la même couleur. Puis on a annoncé « la mort de la peinture ». Tout a été dit en peinture !
Vraiment ?
Or il me semble qu’à chaque fois qu’on regarde un tableau, en prenant le temps de le voir dans tous les sens, on se rend compte que la gravité joue. Même en abstrait. On ne peut donc pas sortir de la « fenêtre ouverte sur le monde ». On ne peut pas sortir du temps, ni de l’espace (Kant). C’est la condition de la vie sur terre. Si je laisse un espace tout autour de la composition, alors j’ai la sensation que ça flotte, mais je suis toujours dans l’espace.
Si je tourne la toile abstraite dans toutes les directions, j’ai quatre tableaux différents et une sensation de malaise ou de plaisir selon que je me sens bien dans cet espace ou non, et c’est toujours le même tableau. Donc la gravité joue, on ne peut pas s’en sortir, mais on peut s’en servir. Si j’ai une horizontale sombre dans le bas du tableau : elle soutient. La même horizontale sombre dans le haut du tableau peut devenir dramatique : elle pèse.
Et si je tourne la toile d’un quart de tour, la ligne qui était horizontale devient verticale. Et alors elle se dresse contre la gravité.
Plutôt que d’essayer de quitter l’espace — pour aller où ? — ne peut-on pas plutôt décider de l’occuper de la façon la plus jouissive possible ?
La clé sera alors de considérer les quatre coins du tableau. Si les quatre coins sont différents - en termes de couleurs, il y a des chances que je me retrouve dans un espace complexe et que mon œil s’amuse.
L’œil imagine que la couleur qui est dans le coin se poursuit en dehors du tableau, ce que Greenberg dénonçait comme étant la « fenêtre ouverte sur le monde ». Il dénonce le fait qu’on croit que l’univers est organisé et qu’il se poursuit à l’infini en dehors du cadre du tableau, ce qu’on se trouve à affirmer si on crée un tableau structuré.
Or « on sait » selon lui, que l‘univers est le fruit du hasard et qu’il est désorganisé. Alors pour dénoncer cette tragédie récemment découverte par des penseurs audacieux ou… naïfs, il décrète que l’univers ne se tient pas, que tout est le fruit du hasard, Newton, et que finalement l’absurde est le fond de l’histoire.
Discutable.
Mais que mon œil imagine que le tableau se poursuit en dehors de ses frontières, ça me réjouit au plus haut point ! Le peintre est dans l’espace… comme le musicien est dans le temps. Et si je réussis à ce que cette petite surface crée une sensation d’espace qui se poursuit en dehors de lui, il me semble que j’ai gagné de l’espace !
En acupuncture, l’espace se rapporte au méridien du poumon. Aucune envie d’étouffer dans la surface ! Prendre son espace , créer son espace , n’est-ce pas la liberté du peintre ? Comme le musicien est dans le temps et qu’il crée son rythme et sa mélodie, son tempo !
Bon, le photographe n’a que la composition à sa disposition pour ce qui est du contenu de la photographie. Bien sûr, il peut jouer avec l’éclairage, l’ouverture, etc. Mais la considération des quatre coins et de l’organisation de la surface en allant chercher 1/3, 1/3, etc., est primordiale et rejoint exactement les règles de composition traditionnelles en peinture et qui offraient à l’oeil un plaisir indéniable. Et on le voit dans les expositions de photographies. Et il se trouve que l’œil est content quand ces proportions dites traditionnelles arrivent dans son champ de vision. On se fait avoir par le plaisir de notre œil !
Or les peintres du XXe ont tout essayé pour transgresser ces règles jusqu’à ce qu’on en arrive à la fameuse toile blanche et qu’on annonce la mort de la peinture : «Tout a été dit en peinture, place à l’installation».
Donc.«faire différent», ça a été fait on l’a vu.
Mais ce qui fait plaisir a déjà été fait aussi, c’est clair. Même souffrir pour produire a été fait — je vous épargne les détails — pour faire «différent ». Et en plus, de toujours me référer à ce que les autres font plutôt que d’aller aux nouvelles de ma différence, devient un terrain glissant…
Ah ! On touche ici le nerf de la guerre !
Si mon objectif est de m’exprimer et, ce faisant, de rentrer en contact avec le non-dit, l’inconnu en moi, alors dans toute l’histoire de l’humanité, ce moment-ci, avec moi qui peins, n’a jamais eu lieu auparavant et ne reviendra jamais. Ma perception est unique.
La question revient donc : pour qui et pourquoi est-ce que je peins ?
Je peux expérimenter toutes sortes de phénomènes de perception, me faire prendre par l’aventure et me retrouver dans un espace qui m’est finalement très personnel et accepter que ma perception évolue tout le temps au fur et à mesure que je peins et que je me permets « d’aller voir », d’aller aux nouvelles de ce que mon inconscient via le lobe droit me transmet et qui m’est absolument unique. Le hic, c’est qu’il va peut-être rejoindre des personnes pour qui ça résonnera, ça fera écho.
Et sinon, ça m’aura au moins fait du bien.
C’est une aventure puissante, intrigante, imprévisible et hautement régénératrice, si on sait faire la différence entre « l’acting out » et l’expression.
Que l’expression soit considérée comme « bourgeoise », « dépassée » par un art dit contemporain, vous comprendrez que je n’achète pas cette proposition qui me semble issue justement de la peur.
Oui, il y a une peur énorme dans le fait de peindre, de sculpter, de faire quelque chose qui soit personnel. Et cette peur est autant de l’ordre de la peur du résultat, de l’insécurité venant du fait de ne pas être reconnue, de ne pas être dans la gang, dans ce qui est « in », de ceux qui eux ont « compris », que de l’ignorance que cette attitude cache.
En effet, en invitant les artistes à ne pas se contacter puisque cela a déjà été fait dans l’histoire de l’art (sic), on contraint les artistes à une sorte d’exclusion de soi, à un conformisme « in », à la mode, pour pouvoir faire partie des artistes « contemporains », et en même temps, on les isole dans leur atelier, condamnés à se retrouver devant un vide, un doute, une solitude désastreuse.
Se ronger la cervelle pour trouver un concept nouveau qui n’a pas déjà été fait conduit nécessairement à la dépression, au vide en soi, à une forme de détresse, puisque la «reconnaissance » n’est jamais acquise tant la mode change rapidement.
Je dois avouer ici que, étant prof, ma démarche n’a pas eu à tenir compte de devoir vendre pour vivre et pour ce faire de chercher dans le milieu une reconnaissance qui fasse monter les prix.
Ce qui, je le reconnais, doit être terriblement angoissant.
Si je suis sur la planète pour venir expérimenter les trois dimensions, alors autant en profiter plutôt que de dénoncer ces trois dimensions comme étant dues au hasard. C’est une façon de voir… Il y en a d’autres.
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